La nuit des prêtres roi
C'est arrivé tard, dans la nuit dernière. Je m'étais joint à un groupe d'hommes d'Ar dont j'avais
connu certains pendant le siège de la ville, plus de sept ans auparavant. Nous avions quitté la Foire de Sen'Var et longions les bords de la Chaîne des Sardar avant de traverser le Vosk en direction d'Ar.
Nous avions monté le camp, toujours en vue des hauteurs rocheuses des Sardar. C'était une nuit de vent et de froid, les trois lunes de Gor étaient pleines et les herbes argentées des prairies ondulaient aux rafales du vent glacé. Il restait un gel épais de la veille. Une belle et sauvage nuit d'automne.
— Par les Prêtres-Rois ! s'écria un des hommes en pointant
le doigt vers une crête. Qu'est-ce que cela ?
Nous nous levâmes tous d'un bond, l'épée tirée, pour voir ce qu'il nous désignait. A deux cents pieds environ au-dessus du campement, vers les Sardar, une silhouette étrange se découpait contre la clarté blanche des lunes. Tous laissèrent fuser des soupirs de stupeur et d'horreur, sauf moi-même. Les hommes s'armaient.
— Fonçons dessus et tuons-le ! criaient-ils.
Je remis mon glaive au fourreau. La silhouette bien découpée était celle d'un Prêtre-Roi.
— Attendez-moi ici ! criai-je, puis je partis au pas de course pour escalader la hauteur sur laquelle il se tenait. Les deux grands yeux lumineux s'abaissèrent sur moi. Les antennes, fouettées de vent, se braquèrent. Contre le disque de l'oeil gauche, je distinguais la cicatrice blanchâtre qu'avait laissée la lame cornée de Sarm.
— Misk! m'écriai-je en me précipitant vers lui, les mains levées pour recevoir les antennes qu'il y plaça doucement.
— Salutations, Tarl Cabot, prononça le tradémetteur.
— Vous avez sauvé notre monde, dis-je.
— Il est vide pour les Prêtres-Rois, répondit-il.
Je le regardais sans bien comprendre.
— Je suis venu vous voir une dernière fois, reprit-il, parce
que la Confiance du Nid règne entre nous.
— Oui.
— Vous êtes mon ami, dit-il.
Mon coeur bondit.
— Oui, l'expression est maintenant aussi bien la nôtre que la vôtre, et ceux qui vous ressemblent nous en ont appris lasignification.
— J'en suis heureux.
Misk m'exposa alors la situation dans le Nid. Il faudrait longtemps pour rétablir les pouvoirs du Nid détruit, pour que la Salle de Surveillance fonctionne de nouveau, avant que soient réparés les énormes dommages, mais hommes et Prêtres-Rois travaillaient maintenant côte à côte.
Les vaisseaux qui avaient fui les Sardar étaient à présent rentrés car, comme je l'avais craint, ils avaient été plutôt mal accueillis dans les cités de Gor et par les Initiés, et on ne les avait pas acceptés. On avait même considéré que les vaisseaux étaient des engins interdits aux humains par les Prêtres Rois, et leurs passagers avaient, en plusieurs cas, été attaqués au nom de ces mêmes Prêtres-Rois qui les avaient libérés. Pour finir, ceux des humains qui avaient désiré rester à la surface avaient atterri ailleurs, loin de leurs cités d'origine, et s'étaient dispersés en vagabonds le long des routes et dans des localités inconnues de la planète. D'autres avaient regagné le Nid pour travailler à sa reconstruction.
J'appris aussi que le corps de Sarm avait été brûlé dans la Chambre de la Mère selon la tradition des Prêtres-Rois, car il avait été le Premier Né et bien-aimé de la Mère. Misk ne paraissait pas avoir de rancune envers lui. J'en étais étonné, mais je me rendis compte que je n'avais plus de griefs, moi non plus. Ç'avait été un grand ennemi, un grand Prêtre-Roi, et il avait vécu conformément à ses convictions.
— C'était le plus grand des Prêtres-Rois, dit Misk.
— Non, Sarm n'était pas le plus grand.
Misk me regarda, intrigué.
— La Mère n'était pas un Prêtre-Roi... elle était simplement
la Mère.
— Je sais. Ce n'est pas d'elle que je parlais.
— Oui, en fait, c'est peut-être Kusk le plus grand.
— Je ne parle pas de Kusk.
Il restait aussi étonné qu'avant.
_Je ne comprendrai jamais les humains, soupira-t-il.
Je me mis à rire.
Je suis persuadé que Misk ne songeait pas un instant que ce fût lui que je jugeais comme le plus grand des Prêtres-Rois.
Mais c'était la vérité.
Il était l'une des créatures les plus admirables que j'eusse rencontrées, intelligent, courageux, loyal, désintéressé et dévoué.
— Et le jeune mâle? m'enquis-je. A-t-il péri?
— Non. Il est en sûreté.
Cela me fit plaisir. J'étais sans doute heureux qu'il n'y ait pas eu de nouvelles morts, de nouveaux désastres.
— Avez-vous fait tuer les Scarabées Dorés par les humains ?
demandai-je.
Misk se redressa.
— Bien sûr que non !
— Mais ils tueront d'autres Prêtres-Rois.
— Qui suis-je pour décider de la façon dont un Prêtre-Roi doit vivre ou mourir?
Je restai silencieux.
— Je regrette seulement de n'avoir jamais appris où se trouve le dernier oeuf, reprit Misk, mais ce secret est mort avec la Mère. Et maintenant, il faudra que la race même des Prêtres-Rois s'éteigne.
Je levai les yeux sur lui.
— La Mère m'a parlé. Elle allait me dire où était l'oeuf, mais elle n'a pas pu.
Misk se figea soudain en une attitude d'extrême attention, les antennes dressées, chacun de ses cils en éveil.
— Et qu'avez-vous appris ? s'enquit-il.
— Elle m'a seulement dit d'aller aux Peuples des Chariots, répondis-je.
Il parut pensif.
— Alors il doit être chez les Peuples des Chariots... ou ils doivent savoir où il se trouve.
— Maintenant, toute parcelle de vie doit être éteinte dans l'oeuf, objectai-je.
Misk me considéra avec incrédulité.
— C'est un oeuf de Prêtres-Rois, dit-il. Puis ses antennes s'inclinèrent, exprimant le découragement.
— Il est vrai qu'il a pu être détruit.
— C'est probable, avec le temps écoulé.
— Sans doute...
— Mais vous n'en êtes pas convaincu ?
— Non, pas du tout.
— Vous pourriez charger des Implantés de se renseigner.
— Il n'y a plus d'Implantés. Nous les avons tous rappelés et nous les débarrassons de la résille. Ils peuvent regagner leurs villes ou rester dans le Nid, à leur choix.
— Ainsi, vous abandonnez volontairement ce remarquable
instrument de domination?
— Oui.
— Mais pourquoi ?
— Parce que c'est mal d'imposer des implants à des êtres doués de raison.
— Oui, je le pense aussi.
— La Salle de Surveillance ne sera pas en mesure de fonctionner avant un temps indéterminé... et même ainsi nous ne pourrons observer que les événements se passant à ciel ouvert.
— Peut-être arriverez-vous à mettre au point un système de sondage en profondeur, suggérai-je, un instrument qui percerait les murs, les sols, les plafonds.
— Nous y travaillons.
Je me mis à rire.
Les antennes de Misk s'enroulèrent.
— Si vous retrouvez tous vos pouvoirs, dis-je, qu'en ferezvous
? Voudrez-vous encore imposer votre loi dans les affaires humaines ?
— Sans nul doute.
Je restai silencieux.
— Nous devons bien nous protéger, ainsi que les humains qui vivent parmi nous, expliqua-t-il. Je jetai un coup d'oeil vers le campement où les hommes regroupés scrutaient la colline.
— Et pour l'oeuf ? me demanda Misk.
— Expliquez-vous.
— Je ne peux pas partir moi-même, dit-il. On a besoin de moi dans le Nid et, de toute façon, mes antennes ne peuvent pas supporter le soleil - quelques heures tout au plus - et si j'approchais d'un humain, il aurait peur de moi et essaierait probablement de me tuer.
— Dans ce cas, il vous faut trouver un humain.
Il baissa les yeux sur moi.
— Vous, par exemple, Tarl Cabot?
— Les affaires des Prêtres-Rois ne sont pas les miennes.
Misk jeta un coup d'oeil circulaire et leva ses antennes vers les lunes, puis les braqua sur l'herbe mouvante. Puis il se fixa sur le lointain feu de camp. Il frissonnait un peu dans le vent froid.
— Elles sont belles, nos lunes, n'est-ce pas ? fis-je.
— Oui, je le pense aussi.
— Vous m'avez parlé une fois d'éléments de hasard, lui rappelai-je. Est-ce que... constater que les lunes sont belles...est-ce là un élément de hasard chez l'homme ?
— Je pense que cela fait partie de l'homme.
— Vous parliez de machines, en un temps.
— Quoi que j'aie pu dire, les mots ne sauraient diminuer les hommes ou les Prêtres-Rois - qu'importe ce que nous sommes - si nous avons la faculté de prendre des décisions, de sentir la beauté, de rechercher la justice et d'espérer pour nos peuples? J'avais des espoirs pour ma race et je devinais que Misk en avait pour la sienne, mais cette dernière était moribonde. Ils périraient tous, les uns après les autres, soit d'accident,soit des Plaisirs du Scarabée Doré. Quant à mon espèce, elle subsisterait sur Gor - au moins pour un temps - en raison de ce que Misk et les autres Prêtres-Rois avaient fait pour
conserver ce monde.
— Vos affaires sont vos affaires, murmurai-je, plutôt pour
moi-même, et non les miennes.
— Bien sûr, convint-il.
Si je tentais de venir en aide à Misk, à quoi cela aboutirait-il en fin de compte ? Ne serait-ce pas remettre mon peuple à la merci du peuple de Sarm et des Prêtres-Rois qui avaient épousé sa cause, ou cela protégerait-il mon espèce jusqu'à ce qu'elle ait appris à vivre en paix avec ellemême, jusqu'à la maturité de l'humanité, jusqu'à ce que les humains et les Prêtres-Rois puissent ensemble s'adresser à
un monde commun, et à la galaxie dans laquelle il évoluait ?
— Votre monde se meurt, dis-je à Misk.
— Tout l'univers mourra. Sans doute parlait-il des irrégularités de l'entropie qui paraissent régir la réalité telle que nous la connaissons, la déperdition de l'énergie et sa transformation en poussière
dans la nuit stellaire.
— Il deviendra froid et noir, reprit-il.
Je le regardai.
— Mais pour finir, poursuivit-il, la vie est aussi réelle que la mort, et il y aura un retour des rythmes ultimes et une nouvelle explosion projettera les particules primitives, et la roue fera un tour de plus, et puis un jour dans des ères qui dépassent tout calcul, même des Prêtres-Rois, il y aura peutêtre un autre Nid, une autre Terre, une nouvelle Gor, et un Misk et un Tarl Cabot qui échangeront d'étranges paroles au sommet d'une colline battue par le vent. Ses antennes s'inclinèrent vers moi.
— Peut-être, poursuivit-il, avons-nous déjà été ici, sur cette colline, ensemble, sans que nous le sachions, un nombre de fois déjà incalculable.
Le vent me paraissait soudain très rapide et froid.
— Et qu'avons-nous fait? demandai-je.
— Je ne sais pas ce que nous avons fait, mais je crois que maintenant je serais prêt à faire ce que je devrais, chaque fois, à chaque tour de la roue. Je choisirais de vivre de façon à être prêt à revivre la même vie un millier de fois, même à jamais. Je choisirais de vivre de façon à pouvoir regarder hardiment mon passé sans le moindre regret, pendant l'éternité.
Les pensées qu'il exprimait m'horrifiaient. Il paraissait très exalté. Puis il ramena les yeux sur moi.
— Mais je dis bien des sottises. Veuillez me pardonner, Tarl Cabot.
— Il est difficile de vous comprendre. Je voyais un guerrier qui escaladait la hauteur, son javelot en main.
— Tout va bien ? cria-t-il.
— Oui ! lançai-je en réponse.
— Écartez-vous, que je puisse bien viser! hurla-t-il.
— Ne le frappez pas ! criai-je. Il n'y a aucun danger !
Les antennes de Misk s'inclinèrent.
— Je vous souhaite bonne chance, Tarl Cabot.
— Les affaires des Prêtres-Rois ne sont pas les miennes, insistai-je. Pas du tout !
— Je sais, répondit-il, et il m'effleura de ses antennes, très doucement.
— Je vous souhaite bonne chance, Prêtre-Roi, dis-je. Je pivotai brusquement et me précipitai vers le bas de la colline, en aveugle. Je ne m'arrêtai qu'auprès du guerrier. Deux ou trois autres hommes en armes l'avaient rejoint,ainsi qu'un Initié de rang peu important.
Nous regardions tous la haute silhouette sur la colline, découpée contre le clair des lunes, immobile comme seuls savent le rester des Prêtres-Rois.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda un homme.
— On dirait un insecte gigantesque, émit l'Initié. Je souris intérieurement.
— Oui, cela ressemble bien à un gigantesque insecte.
— Que les Prêtres-Rois nous protègent! murmura l'Initié.
Un des hommes levait le bras, armé d'un javelot, mais je le retins.
— Non, ne lui faites pas de mal.
— Mais qu'est-ce que c'est? s'enquit un des autres.
Comment aurais-je pu lui dire qu'il contemplait avec incrédulité et horreur un des fantastiques habitants des sombres Sardar, un des fabuleux monarques de son propre monde, un des Dieux de Gor, un Prêtre-Roi ?
— Je peux le transpercer d'un coup, assura l'homme au
javelot.
— Il ne représente aucun danger, répondis-je.
— Tuons-le quand même, demanda l'Initié, inquiet.
— Non ! fis-je sèchement.
Je levai le bras en adieu à Misk et, à la grande stupeur des autres, Misk leva une patte de devant, puis tourna le dos et s'en alla.
Nous restâmes un long moment dans le vent, à contempler la colline sur le fond d'étoiles et de clair de lunes.
— Il est parti, dit enfin l'un des hommes.
— Oui, dis-je.
— Les Prêtres-Rois en soient remerciés, fit l'Initié. J'éclatai de rire et les autres me regardèrent comme si j'étais devenu subitement fou.
Je m'adressai à l'homme au javelot, qui était en outre le chef de notre petit groupe.
— Où se trouve le pays des Peuples des Chariots ? lui
demandai-je.
LE PALAIS DES PRÊTRES-ROIS
Tandis que je suivais l'homme qui s'appelait Parp dansle passage de pierre, la paroi se referma derrière moi. Je me rappelle une ultime et brève vision de la Chaîne des Sardar, du sentier que j'avais gravi, du ciel bleu et des deux larls d'un blanc neigeux, enchaînés de part et d'autre de l'entrée. Mon hôte ne parlait plus, mais il allait d'un pas vif, dans la spirale presque continue de fumée qui montait de sacourte pipe ronde pour entourer son crâne chauve et sesfavoris en côtes de mouton avant de se perdre derrière lui. Le couloir était éclairé par des ampoules à énergie comme j'en avais vu dans le tunnel de Marlenus qui menait sous les remparts d'Ar. Rien dans la construction nil'éclairage du couloir ne donnait à penser que la Caste des Constructeurs, si les Prêtres-Rois en avaient une, était chez eux plus avancée que celle des hommes d'en bas. En outre, les murs ne présentaient aucun ornement, ni les mosaïques ni les tapisseries avec lesquelles les Goréens du bas des monts, dans leur amour de la beauté, aiment à parer les lieux où ils demeurent. Autant que je puisse m'en rendre compte, les Prêtres-Rois n'avaient aucun sens artistique. Peut-être considéraient-ils l'art comme une excroissance inutile, qui diminuait des valeurs plus sérieuses de la vie, comme, peut-être, l'étude, la méditation et la manipulation des vies humaines.
Je remarquai que le sol sur lequel je marchais était très usé. Il avait été poli par les sandales d'hommes et de femmes innombrables qui avaient marché là où je marchais maintenant, peut-être des milliers d'années auparavant, peut-être hier, peut-être ce matin même. On arriva dans une grande salle. Elle était simple, mais ses proportions lui donnaient une impression de grandeur sévère, hautaine. À l'entrée de cette pièce, ou antichambre, je m'immobilisai, envahi d'un sentiment d'admiration mêlée de timidité.
Je me trouvais au seuil de ce qui me sembla être un vaste dôme, parfait, d'un diamètre que j'évaluai à au moins mille mètres. Je fus content de constater que la partie supérieure était faite d'une matière incurvée, étincelante et transparente. Peut-être était-ce un verre ou un plastique de nature particulière, car aucun des matériaux que je connaissais n'aurait pu vraisemblablement supporter les tensions fantastiques engendrées par une telle structure. Audelà du dôme, je percevais le ciel bleu et m'en sentaisréconforté.
— Venez, venez, Cabot ! s'impatienta Parp.
Je le suivis.
Sous cette vaste coupole, il n'y avait rien, sinon au centre une haute estrade, sur laquelle se dressait un grand trône taillé dans un seul bloc de pierre.
Il me semble qu'il nous fallut longtemps pour parvenir à l'estrade. Le bruit de nos pas résonnait en écho d'un bout àl'autre de la salle. Enfin, nous étions arrivés.
_Attendez ici, me dit Parp en désignant un point en dehors d'un cercle de carrelage qui entourait la partiesurélevée.
Je n'occupai pas exactement le point qu'il m'avaitmontré, mais en restai à quelques pas, en dehors du cerclecarrelé, de toute façon. Parp tira sur sa pipe en escaladant les neuf marches de l'estrade, puis il se hissa sur le trône de pierre. Il contrastait étrangement avec la majesté sévère du siège imposant sur
lequel il s'était perché. Ses pieds chaussés de sandales ne touchaient pas le sol et il ébaucha une grimace en s'installant.
— Franchement, dit-il, je pense que nous avons commis une erreur en renonçant à certains conforts matériels dans lesSardar.
Il s'efforçait de se trouver une position satisfaisante.
— Par exemple, un coussin ne serait pas déplacé sur un tel trône ; qu'en dites-vous, Cabot ?
_Qu'il serait déplacé sur ce trône, répondis-je.
_Ah oui? (Parp soupira.) Sans doute.
Il cogna ensuite à petits coups secs le fourneau de sa pipe sur le côté du trône, répandant des cendres et des brins de tabac non consumé sur l'estrade.Je le regardais sans bouger.
Il se mit alors à tripoter la pochette suspendue à sa ceinture et en tira une enveloppe de plastique. Je l'observais étroitement, suivant tous ses mouvements de l'oeil. Je fronçai les sourcils en le voyant prendre une pincée de tabac dans la blague de plastique et bourrer sa pipe de nouveau. Puis il farfouilla encore un peu dans la pochette et trouva, cette fois, un objet cylindrique et argenté. Un instant, il parut le pointer contre moi.
Je levai mon bouclier.
_Voyons, je vous en prie, Cabot ! lança-t-il avec un peu d'impatience, puis il se servit de l'objet pour allumer sa pipe.
Je me sentis ridicule.
Parp se mit à fumer avec un plaisir évident. Il devait se tourner un peu sur le trône pour me parler, puisque je ne m'étais pas placé au point exact qu'il m'avait désigné.
_J'aimerais que vous vous montriez un peu plus coopératif, déclara-t-il. En frappant le sol de la hampe de mon javelot, j'allai me planter là où il me l'avait indiqué. Parp émit un gloussement et se remit à tirer sur sa pipe.
Je ne dis toujours rien, et il la fuma entièrement. Puis il la vida comme la première fois, en tapotant le flanc du trône, et la bourra une nouvelle fois. Il la ralluma avec l'objet argenté et s'adossa à son siège. Les yeux levés vers la coupole lointaine, il suivait les ondulations capricieuses de la
fumée.
— Avez-vous fait bon voyage dans les Monts Sardar? s'enquit-il.
— Où est mon père? contrai-je. Qu'est-il arrivé à la Cité de Ko-ro-ba ? (Ma voix s'étouffait.) Et à la fille Talena, qui était ma Libre Compagne ?
_J'espère que vous avez fait bon voyage, se contenta-t-il de dire. Je sentis alors la fureur couler dans mes veines en vrilles rouges et brûlantes.
Parp resta apparemment indifférent.
_ Tout le monde ne fait pas bon voyage, fit-il observer.
Ma main se crispait sur mon javelot.
Je commençai alors à sentir toute la haine que je nourrissais contre les Prêtres-Rois depuis tant d'années grandir encore lentement dans tout mon être, mais avec force, sans que je puisse la dominer. Les vrilles sauvages de ma rage noire paraissaient maintenant m'enlacer, m'envelopper, m'engouffrer,
enflammant tous mes muscles, toute ma chair, et je criai à travers l'air bouillonnant qui me séparait de cette créature, de ce
Parp:
— Dites-moi ce que je veux savoir!
_ La principale difficulté que rencontre le voyageur dans les hauteurs des Sardar, poursuivit-il, provient probablement de l'inclémence générale des lieux... par exemple la dureté du climat, surtout en hiver.
Je brandis le javelot et mes yeux durent lui sembler terribles au travers des fentes de mon casque, quand je le braquai droit sur le coeur de l'homme assis sur le trône.
_ Répondez-moi ! Criai-je.
_ Les larls aussi, continua Parp, sont un obstacle plutôt redoutable.
Je hurlai de colère et j'avançai d'un pas pour lancer mon arme, mais les larmes qui me montèrent aux yeux retinrent mon bras. J'étais incapable de commettre un meurtre.
Parp tirait toujours de courtes bouffées, sans cesser de sourire.
— Vous avez bien fait de vous arrêter, dit-il simplement. Je le regardai sombrement, ma rage retombée. Je me sentais impuissant à réagir.
ıVous auriez pu me blesser, vous savez, m'apprit-il. Cette fois, il lut l'étonnement dans mes yeux.
_ Non, affirma-t-il. Allez-y, si vous voulez, lancez votre javelot contre moi.
Je lançai l'arme vers la base de l'estrade. Il y eut soudain une explosion de chaleur et je fus rejeté en arrière, les jambes flageolantes. Je secouai la tête pour dissiper l'essaim d'étoiles écarlates qui tourbillonnaient devant mes yeux.
Au pied de l'estrade, il y avait un peu de cendres et quelques gouttes de bronze fondu.
_ Vous voyez, me fit constater Parp, cela ne m'aurait pas
touché.
Je comprenais à présent le rôle du cercle dessiné autour du trône.
J'ôtai mon casque et je jetai mon bouclier au sol.
— Je suis votre prisonnier, dis-je.
— Ridicule ! fit Parp. Vous êtes mon invité.
— Je garde mon glaive, le prévins-je. Si vous le voulez, il faudra venir me le prendre !
Parp lâcha un rire joyeux qui secoua sa petite carcasse dodue sur le trône pesant.
— Je vous assure que je n'en ai pas l'emploi, affirma-t-il. Puis il me lança un coup d'oeil amusé.
— Pas plus que vous, d'ailleurs, ajouta-t-il.
— Où sont les autres ? m'enquis-je.
— Quels autres ?
— Les autres Prêtres-Rois.
— Je crains bien d'être les Prêtres-Rois. Tous ensemble, répondit Parp.
— Vous m'avez pourtant bien dit tout à l'heure: Nous vous attendions, protestai-je.
— Vraiment ?
— Oui.
— Alors, c'était une façon de parler.
— Je vois.
Parp parut troublé, et même distrait.
Il leva les yeux vers la coupole. Il se faisait tard. Il paraissait légèrement inquiet. Il tripotait sa pipe, répandant un peu de tabac.
— Voulez-vous me parler de mon père, de ma ville et de ma bien-aimée? demandai-je.
— Peut-être. Mais pour le moment, vous êtes sans doute fatigué de votre longue route. C'était exact, j'étais fatigué et j'avais faim.
— Non, répondis-je, je voudrais que nous en parlions dès maintenant.
Pour quelque raison ignorée, Parp était à présentvisiblement mal à l'aise. Le ciel, déjà gris au-dessus de la coupole, s'assombrissait encore. La nuit goréenne, souvent noire mais resplendissante d'étoiles, paraissait approcher à grands pas.
Au loin, peut-être par quelque couloir partant de cette Salle des Prêtres-Rois, j'entendis le rugissement d'un larl.
Parp parut trembler sur son trône.
— Est-ce qu'un Prêtre-Roi a peur d'un larl? demandai-je.
Parp gloussa, mais sans son enjouement habituel. Je ne
comprenais pas ce qui le dérangeait ainsi.
— N'ayez crainte, ils sont bien attachés, m'assura-t-il.
— Moi, je ne crains rien, lui répondis-je en le regardant droit dans les yeux.
— Pour ma part, je dois avouer que je ne me suis jamais accoutumé au tapage affreux qu'ils mènent.
— Vous êtes Prêtre-Roi. Pourquoi ne levez-vous pas tout simplement la main pour les anéantir?
— À quoi servirait un larl mort ?
Je ne répondis pas.
Je me demandais pourquoi il m'avait été permis d'atteindre les Sardar, de trouver le Palais des Prêtres-Rois et de me tenir devant le trône.
Soudain retentit le bruit pénétrant d'un gong lointain, un son assourdi mais profond qui parvenait d'une source indéterminée jusque dans la salle.
Parp se dressa d'un coup, le visage livide.
— Notre entretien est terminé, déclara-t-il.
Il jetait autour de lui des regards qui dissimulaient mal
sa terreur.
— Et que vais-je devenir, moi, votre prisonnier ? demandaije.
— Mon invité, insista-t-il, irrité, et il manqua de lâcher sa pipe.
Il la vida d'un coup sec contre le trône, puis la fourra dans la pochette de sa ceinture.
— Votre invité? répétai-je.
— Oui ! lança-t-il en jetant des coups d'oeil tout autour de lui... au moins jusqu'à ce que soit venu le moment de vous détruire.
Je restai sans voix.
— Oui, reprit-il en abaissant le regard sur moi. Jusqu'à ce que soit venu le moment de vous détruire !
Alors, dans la pénombre qui commençait à envahir le Palais des Prêtres-Rois, il me sembla que ses pupilles braquées sur moi luisaient brièvement, farouchement, comme deux disques incandescents de cuivre en fusion. Je compris alors que je ne m'étais pas trompé la première fois.
Ses yeux étaient différents des miens, ou de ceux de toutautre être humain. Je sus que Parp, quoi qu'il fût, n'était pas un homme.
Puis de nouveau retentit le son de ce grand gong invisible, qui mettait tout le corps en vibration et se
répercutait dans l'ampleur de la vaste salle.
Parp poussa cette fois un cri de terreur en jetant un coup d'oeil affolé autour de lui, puis passa derrière le grand trône, en chancelant.
— Attendez ! m'écriai-je.
Mais il était parti.
Me méfiant du rond de carrelage, j'en fis le tour jusque derrière le siège. Plus trace de Parp. Je bouclai le cercle et revins à la place où je m'étais tenu précédemment. Je ramassai mon casque et le jetai vers l'estrade. Il tomba bruyamment sur la première marche. Je franchis alors le carrelage, apparemment devenu inoffensif depuis le départ de Parp.
Une fois encore le gong résonna et une fois encore l'immense Salle du Trône des Prêtres-Rois se remplit de ses ondes sonores menaçantes. C'était le troisième coup. Je me demandais pourquoi Parp avait eu l'air de craindre la venuede la nuit et les coups de gong.
J'examinai le trône, sans découvrir de porte secrète derrière lui. Mais je savais bien qu'il y en avait une. Parp - j'en avais la certitude sans même l'avoir touché - était aussi palpable que vous ou moi. Il ne pouvait tout simplement pas s'être dissipé dans l'air.
La nuit régnait maintenant à l'extérieur.
À travers la matière transparente de la coupole, je voyais les trois lunes de Gor et leur cortège d'étoiles brillantes.
Le spectacle était splendide.
Alors, saisi d'une impulsion, je m'assis sur le grand trône de Salle des Prêtres-Rois, tirai mon glaive et le plaçai en de mes genoux.
Je me rappelais les mots de Parp: Jusqu'à ce que soit venu le moment de vous détruire.
J'éclatai de rire - sans raison - et ce fut le rire d'un Guerrier de Gor, chargé de puissance, sans une ombre de crainte, qui retentit comme un rugissement dans le sombre et solitaire Palais des Prêtres-Rois.
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